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Channel: La pensée du discours » 12. Été 2013. Discours et mémoire
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Discours et mémoire 1. L’invention de la mémoire (inter)discursive

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2904761997_27eefcb0abLes concepts puissants, opératoires et durables sont de véritables inventions intellectuelles, qui ont fait progresser la pensée et amélioré les pratiques scientifiques. C’est le cas de la mémoire discursive, proposée par Jean-Jacques Courtine dans sa thèse sur le discours communiste adressé aux chrétiens en 1981. La notion est encore fortement mobilisée de nos jours, dans le champ français mais aussi dans le champ brésilien, et il ne cesse de produire de fécondes recherches et, à son tour, des concepts novateurs (comme la mémoire métallique d’Eni Orlandi dont je parlerai dans un prochain billet).

“Le communisme est intrinsèquement pervers” (Pie XI)

Quand on aborde la mémoire discursive de Courtine, on cite toujours, et moi la première, le fameux passage de la p. 52 où il la définit, à partir des travaux de Michel Foucault et de Pierre Nora, réalisant ainsi une articulation disciplinaire forte entre histoire et analyse du discours :

Nous introduisons ainsi la notion de mémoire discursive dans la problématique de l’analyse du discours politique. Cette notion nous paraît sous-jacente à l’analyse des FD [Formation Discursive] qu’effectue l’Archéologie du savoir : toute formulation possède dans son « domaine associé » d’autres formulations, qu’elle répète, réfute, transforme, dénie…, c’est-à-dire à l’égard desquelles elle produit des effets de mémoire spécifiques ; mais toute formulation entretient également avec des formulations avec lesquelles elle coexiste (son « champ de concomitance » dirait Foucault) ou qui lui succèdent (son « champ d’anticipation ») des rapports dont l’analyse inscrit nécessairement la question de la durée et celle de la pluralité des temps historiques au cœur des problèmes que pose l’utilisation du concept de FD. […] L’introduction de la notion de « mémoire discursive » en AD nous paraît ainsi avoir pour enjeu l’articulation de cette discipline aux formes contemporaines de la recherche historique, qui toutes insistent sur la valeur à accorder au temps long » (Courtine 1981 : 52). Il s’agit en effet, dans l’analyse du discours héritée des théorisations de M. Pêcheux, de penser le « réel de la langue » en rapport avec le « réel de l’histoire », et donc de rendre compte de « l’existence historique de l’énoncé » (Courtine 1981 : 52).

Mais on a oublié à partir de quoi cette définition est arrivée ; à partir d’un exemple, et quel exemple, celui d’une banderole soudainement déployée au cours du meeting de la “main tendue” en 1976 à Lyon, reprenant la célèbre formule de Pie XI (le texte complet de l’encyclique Divini Redemptoris de 1937 dont la formule est issue est accessible en ligne):

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Télescopage des mémoires, car le dispositif discursif incluait aussi un énoncé de Maurice Thorez de 1936, préparé pour le discours de Georges Marchais :

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L’invention de Courtine est une reformulation (donc elle-même un phénomène de mémoire discursive), articulée à l’histoire, de celle de Michel Pêcheux, l’interdiscours. L’interdiscours est à mon sens l’une des notions les plus complexes de l’ensemble théorique mis en place par Michel Pêcheux, et par conséquent, l’une de celles qui a subi la simplification la plus importante (j’ai détaillé l’histoire et les héritages de la notion dans plusieurs textes, en particulier “Interdiscours et intertexte” en 2010). Elle est ainsi définie par Denise Maldidier en 1993, avec une clarté obtenue au prix d’une simplification :

[…] l’interdiscours fait, dans les Vérités de La Palice, l’objet d’une formulation prise dans le langage du marxisme-léninisme. Plus simplement on peut, en s’appuyant sur Michel Pêcheux lui-même, le définir en disant que le discours se constitue à partir de discursif déjà-là, que “ça parle” toujours “avant, ailleurs et indépendamment”. Le concept introduit par M. Pêcheux ne se confond pas avec l’intertextualité de Bakhtine, il travaille l’espace idéologico-discursif dans lequel se déploient les formations discursives en fonction des rapports de domination, subordination, contradiction. On voit dès lors la relation qui s’institue avec le préconstruit comme point de saisie de l’interdiscours (Maldidier 1993 : 113).

La mise en place première intégrait en effet des déterminations inconscientes appuyées sur l’analyse marxiste et l’inconscient freudien, que l’on trouve bien reprises dans cette notation de Jean-Jacques Courtine et Jean-Marie Marandin :

[…] une répétition verticale qui n’est pas celle de la série des formulations formant énoncé mais ce à partir de quoi ça répète, un non-su, un non-reconnu déplacé et se déplaçant dans l’énoncé : nous posons que c’est l’interdiscours comme détermination externe à l’intérieur de la FD et de la reformulation (Courtine et Marandin 1981 : 29).

Ce qui est intéressant dans cette formulation, c’est le terme vertical, qui sera central dans la mise en place et la diffusion de la notion de mémoire discursive, en particulier à partir d’un article d’Alain Lecomte qui va présenter un premier retravail de la notion en mémoire interdiscursive. On va passer en effet de la notion d’antériorité utilisée par Jean-Jacques Courtine (“formulations antérieures”) à une spatialisation métaphorique des discours, reposant sur le vertical de la mémoire et l’horizontal de la combinaison phrastique.

« La lumière du soleil est “blanche” » (Einstein)

Dans un article passionnant diffusé par Sophie Moirand et intégré par elle dans l’archive de l’analyse du discours, Alain Lecomte s’appuyait sur un passage de L’évolution des idées en physique d’Einstein et Infeld pour approfondir la notion de mémoire (inter)discursive, et en particulier l’articulation des axes vertical et horizontal. L’article a ce beau titre : “Comment Einstein raconte comment Newton expliquait la lumière (ou : Le rôle de la mémoire interdiscursive dans le processus explicatif)” (Lecomte 1981) et cite en exergue un long passage où les deux physiciens expliquent la manière dont Newton résout l’énigme de la couleur à partir de la nature “blanche” de la lumière du soleil. C’est un article sur les formes du textes explicatif qui, selon Alain Lecomte, “fait appel à un hétérogène, ayant sa garantie du côté d’un autre discours : celui de la théorie, celui des grands auteurs” (Lecomte 1981 : 70). Ici, Einstein et Infeld s’appuyant “mémoriellement” sur Newton.

Sophie Moirand cite dans plusieurs de ses propres articles le passage où Alain Lecomte synthétise “l’invention” de l’analyse du discours du début des années 1980, la fameuse verticalité :

Ordre horizontal donc, que la tradition scrute avec attention, et qui met au premier plan la notion de cohérence textuelle et, corrélativement, la permanence d’un sujet du discours qui se définit dans et par l’homogénéité supposée de sa production discursive. Or, des recherches contemporaines (Foucault, de Certeau) ont mis l’accent sur l’hétérogène, sur l’existence parfois contradictoire de l’objet discursif (Courtine), sur les phénomènes d’incise, de discours transverse (Pêcheux), d’interdiscours. Nouvel axe, en quelque sorte, qui émerge, dans le projet de mise en perspective des processus discursifs : axe vertical où viennent interférer des discours déjà tenus, des discours antagonistes ou des discours voisins, axe enfin où on s’autorise à localiser une mémoire, en entendant par là, non la faculté psychologique d’un sujet parlant, mais ce qui se trouve et demeure en dehors des sujets, dans les mots qu’ils emploient […]. Cette mémoire que Michel de Certeau (p. 163) nous décrit comme un “art” et dont il nous dit qu’“elle est régulée par le jeu multiple de l’altération, non seulement parce qu’elle ne se constitue que d’être marquée des rencontres externes et de collectionner ces blasons successifs et tatouages de l’autre, mais aussi parce que ces écritures invisibles ne sont “rappelées” au jour que par de nouvelles circonstances”, ce qui nous paraît vouloir dire qu’elle est cette sorte de jeu subtil qui consiste à enrichir des objets que le discours charrie, au hasard de leurs rencontres avec d’autres et à utiliser au mieux suivant les circonstances les colorations que l’objet aura ainsi acquises (Lecomte 1981 : 71-72 ; ital. de l’auteur).

Mais cela vaut la peine de relire entièrement ce texte (difficilement accessible malheureusement ou contre 15 $ sur JSTOR mais très heureusement présent dans la base Google Books) et en particulier deux autres passages. Le premier, qui détaille un peu les outils d’analyse des deux axes horizontal et vertical structurant les discours :

Il faudra donc distinguer des opérations, ou morphismes de divers types :

— des morphismes de type horizontal, par lesquels la séquence sera mise en relation avec elle-même (effet de reformulation, nécessaire à l’homogénéité du discours) ;

— et des morphismes de type vertical, par lesquels une séquence est mise en relation avec une autre (effet de dénivellation par quoi s’introduit le savoir : à l’endroit de ces “coups de forces” où “l’autorité” — c’est-à-dire la mémoire — est convoquée pour garantir le caractère valide de l’argumentation ou le caractère du disocurs tenu) – (Lecomte 1981 : 72)

Le second, qui formule un phénomène capital insuffisamment repris à mon sens par les discursivistes, qui est la manière dont les opérations de production discursive homogénéisent les discours, ou plus exactement leur surface :

Les opérations de formulations sont donc aussi des règles de projection, voire d’homogénéisation. La question qui se pose est en effet celle-ci : l’hétérogénéité de niveaux que lient entre les morphismes verticaux, comment peu-elle s’abolir et donner lieu à l’homogénéisation d’une surface discursive ? Nous parlerons de l’action de telles opérations — s’effectuant par les moyens de la langue et d’eux seuls — sur les objets du discours, sur leur espace, comme intervention de facteurs d’homogénéisation. Ils ont pour fonction de délimiter les contours de classes discursivement stables. Affirmation admissible si on considère le problème sous l’angle de la reconnaissance (de la lecture), mais si on l’envisage sous l’autre aspect, celui de la réalisation du discours, alors cette affirmation se convertit en la suivante : c’est l’existence de classes discursivement stables (objets, thèmes, paraphrases, séries de formulations) qui contraint le discours à user de facteurs d’homogénéisation (Lecomte 1981 : 80).

Ces questions sont retravaillées à partir de la fin des années 1990 par Sophie Moirand qui propose une nouvelle articulation, avec le travail de Mikhaïl Bakhtine cette fois. De nouveaux concepts apparaissent, et en particulier la paire mémoire des mots / mémoire des dires.

“Les OGM et les nouveaux vandales” (Le Monde)

Dans “L’impossible clôture des corpus médiatique” (2004a), Sophie Moirand explique comment elle convoque Mikhaïl Bakhtine dans son retravail de la notion de mémoire discursive, à partir de l’étude de corpus de discours médiatiques sur l’affaire de la vache folle ou celle des OGM. Elle analyse en particlier les rajets mémoriels du terme vandale qui apparaît dans les textes médiatiques comme nomination récurrente :

Avec vandale et obscurantisme, on voit apparaître ce que P. Siblot (1998, 2002) appelle le dialogisme de la nomination, et ce que j’ai appelé la mémoire des mots (Moirand, 2004a), retrouvant ici à propos de corpus médiatiques la notion de mémoire discursive que J.-J. Courtine avait proposé d’introduire dans la problématique de l’analyse du discours politique (1981: 52), et dont A. Lecomte retrace brièvement le parcours épistémologique […]. Mais les types de corpus analysés (le traitement des événements dans les médias), le recueil des données autour de moments discursifs particuliers et la construction de sous-corpus à partir des catégories descriptives évoquées en première partie m’ont amenée à articuler la notion au dialogisme de Bakhtine et à la retravailler, en particulier lorsqu’il s’agit des rappels mémoriels inscrits dans des dires qui ne renvoient pas à des paroles réellement prononcées mais à des paroles qui auraient pu être dites ainsi (Moirand 2004a : 81).

Elle développe en particulier cette idée que les mots sont toujours habités de leurs usages antérieurs, idée que Bakhtine a mille fois exprimée, par exemple dans ce passage d’Esthétique de la création verbale :

Il n’y a pas de mot qui soit le premier ou le dernier, et il n’y a pas de limites au contexte dialogique (celui-ci se perd dans un passé illimité et dans un futur illimité). Les sens passés eux-mêmes, ceux qui sont nés du dialogue avec les siècles passés, ne seront jamais stabilisés (clos, achevés une fois pour toutes). Ils se modifieront toujours (se renouvelant) dans le déroulement du dialogue subséquent, futur. En chacun des points du dialogue qui se déroule, on trouve une multitude innombrable, illimitée de sens oubliés, mais, en un point donné, dans le déroulement du dialogue, au gré de son évolution, des sens seront remémorés de nouveau et ils renaîtront sous une forme renouvelée (dans un contexte nouveau). Il n’est rien qui soit mort de façon absolue. Tout sens fêtera un jour sa renaissance. Le problème de la grande temporalité (Bakhtine 1984 [1974] : 393 ; ital. de l’auteur).

Dans un autre article de 2004 “De la nomination au dialogisme : quelques questionnements autour de l’objet de discours et de la mémoire des mots”, elle précise soigneusement, avec rigueur méthodologique et conscience épistémologique, qu’articuler Courtine et Bakhtine ne va pas de soi et pose des problèmes de contexte épistémologique :

Cependant, partir des mots et des nominations avec la conception bakhtinienne du dialogisme me paraît opérer un « déplacement » de l’objet de recherche par rapport aux positions originelles de l’ADF. Si, comme le dit Bakhtine (1963/1970 : 263), « tout membre d’une collectivité parlante ne trouve pas des mots neutres libres des appréciations ou des orientations d’autrui, mais des mots habités par des voix autres. Il les reçoit par la voix d’autrui, emplis de la voix d’autrui » et que « tout mot de son propre texte provient d’un autre contexte, déjà marqué de l’interprétation d’autrui », on pose alors que c’est le mot lui-même qui est « habité » de discours autres et on se recentre sur les expressions nominales elles-mêmes plutôt que sur les énonciateurs ou les formations discursives. On pose que les mots ont une « mémoire » (Moirand 2004b : 49).

Mais c’est grâce à ce déplacement qu’elle met en place les notions de mémoire des mots et mémoire des dires, qui lui permettent de rendre compte des trajets étonnants du mot vandale dans la presse de 2001 (je cite l’analyse en entier) :

Il en est ainsi de vandale, déjà entrevu dans l’ex (11), et que l’on prendra comme exemple d’une recherche de la traçabilité d’un mot dans la chronologie d’un événement :

(14) Les OGM et les nouveaux vandales. A l’instar d’Attila, José Bové a décidé qu’aucun OGM ne repousserait sous son pied. Ces actes, annoncés, semblent jusqu’à présent commis en toute impunité. Ils sont pourtant d’une exceptionnelle gravité. […] Ils touchent au fondement même de notre République, dans le rapport à la science qui s’est construit au moment de la Révolution, pacte renouvelé sous la IIIe République avec l’affirmation du principe de laïcité. […] José Bové s’attaque aux essais d’OGM avec la même volonté que les «vandales» qui, sous la Terreur, détruisaient, brûlaient, saccageaient, profanaient les «monuments des arts et des sciences» […] (François Ewald et Dominique Lecourt, le Monde, 04/09/01, p. 1 et 15] [1] “François Ewald est professeur au Conservatoire national des arts et métiers […] Dominique Lecourt, philosophe, est professeur à ParisVII-Diderot” [le Monde, 04/09/01, p.1]

Or le dictionnaire nous donne des représentations différentes du mot vandale, selon qu’il a ou non une majuscule – mais énonciateurs et lecteurs ne les ont pas forcément en tête:

. vandale. Personne qui détruit,  qui détériore par ignorance, bêtise ou maladresse

. Vandales. Groupement de peuples germaniques qui se fixèrent entre la Vistule et l’Oder au IIIe s. apr. J.-C. et que des migrations entraînèrent au bord du Danube à la fin du IVe s. Mêlés à d’autres peuples, ils participèrent au passage du Rhin (406) et à l’invasion de la Gaule, et, dès 409, pénétrèrent en Espagne […] (Dictionnaire de notre temps, Hachette, Paris).

Répondant à cet article du Monde quelques mois plus tard dans un autre quotidien, un scientifique reprend pour le stigmatiser le mot vandale avec une dérivation en “isme” (qui rappelle obscurantisme, anarchisme, etc.) en le flanquant de l’adjectif libéral, qualifiant alors d’amalgame le rapprochement fait par les auteurs du Monde entre les actes anti-OGM et ceux de la Terreur sous la Révolution:

(15) Les OGM, un vandalisme libéral. La décision prise, et appliquée par plusieurs associations, de détruire systématiquement les plantations d’organismes génétiquement modifiés (OGM) a donné un nouveau tour au débat sur les OGM […] Il s’agirait alors d’un crime de lèse-science, commis par de «nouveaux vandales» que dénoncent François Ewald et Dominique Lecourt (le Monde, 4 septembre) […] Ainsi, au mépris de l’opinion publique, les jeux sont faits, sous la pression de quelques puissants lobbies défendus par une poignée de chercheurs, eux-mêmes relayés par un quarteron d’intellectuels souvent abusés par les discours triomphalistes de la technoscience. Et ce sont ces derniers qui amalgament les actes de la Confédération paysanne et d’Attac avec ceux de la Terreur révolutionnaire, par une confusion qui, fait remarquable,  ne se réclame pas de la démocratie mais de la science et de la «liberté de la recherche» (Libération, Rebonds, 07/12/01, article de Jacques Testart)

Mais vandale n’a pas fini de circuler… Un an plus tard, la désignation réapparaît par exemple dans les paroles d’un scientifique, ancien ministre interrogé à la télévision, toujours à propos de José Bové, et qui amalgame alors les Vandales non pas à la Terreur mais au Far West :

(16) La vision, à «Campus», chez Guillaume Durand, jeudi, de deux vedettes actuelles des shows médiatiques, les anciens ministres Claude Allègre et Bernard Kouchner, lancés aux trousses de José Bové condamné à 14 mois de prison ferme, ne manquait pas non plus d’éclat. «On ne se fait pas justice soi-même! tonne le dégraisseur de mammouth. On n’est pas au Far-West ! C’est le retour des Vandale ! ». (B. Th., le Canard enchaîné, 27/11/02)

Ainsi peut-on s’interroger sur les différents sens que le mot transporte, ou sur les sens qu’il a “empilés” au cours du temps et au gré de ses voyages dans les différentes communautés discursives qu’il a traversées. Un scientifique, un historien, un historien des sciences, le représentant d’une multinationale… l’utilise chacun à son tour, sans forcément avoir conscience des domaines de mémoire à court et à long termes auxquels il renvoie, et jusqu’à la ministre déléguée à la recherche qui l’emploie sans distance, comme une dénomination désormais partagée, quelques jours plus tard : Aujourd’hui, en raison de ce moratoire et à cause des actes de vandalisme conduits sur certains champs plantés d’OGM, il existe une réelle autocensure (interview de Claudie Haigneré, le Monde, 14/12/02).

Cet exemple d’analyse de la mémoire du mot vandale s’articule donc à la fois sur l’invention de Jean-Jacques Courtine, qui place le sens des mots dans la mémoire historique, la notion de verticalité décrite par Alain Lecomte comme un hétérogène lissé par la surface discursive, et le dialogisme bakhtinien, qui ajoute la socialité fondamentale du sens et l’hypothèse de l’intégration de toute production verbale dans une interaction sociale.
J’ai retracé ici la mémoire théorique de cette mémoire discursive en privilégiant les trois chercheurs qui en sont les inventeurs et continuateurs entre 1980 et le début des années 2000, sans rentrer dans le détail de toutes les exploitations de ces notions dans les travaux d’analyse du discours de cette époque. J’ai surtout voulu montrer comment cette notion a été construite, reconstruite, enrichie, déplacée, à partir de contextes non linguistiques (l’histoire) et de contextes proches (les travaux de Bakhtine concernent surtout le texte littéraire et sont d’inspiration philosophique) pour devenir l’une des notions phares de l’analyse du discours contemporaine. 

Dans le prochain billet, je partirai de l’équivalence posée par Lecomte entre autorité et mémoire (“”l’autorité” — c’est-à-dire la mémoire”) pour présenter la notion de prédiscours et de lignée discursive qui m’ont permis d’articuler production du sens, mémoire, cognition et pouvoir.

Références

Bakhtine M., 1984, Esthétique de la création verbale, trad. A. Aucouturier, Paris, Gallimard, ( « Remarques sur l’épistémologie des sciences humaines », 1974, p. 381-393).
Courtine J.-J., 1981, « Quelques problèmes théoriques et méthodologiques en analyse du discours. À propos du discours communiste adressé aux chrétiens », Langages 62, « Analyse du discours politique », Paris, Larousse, p. 9-128.
Courtine J.-J., Marandin J.-M., 1981, « Quel objet pour l’analyse du discours ? », Conein, Bernard, Jean Jacques Courtine, Françoise Gadet, Jean-Marie Marandin & Michel Pêcheux, (éds.), Matérialités discursives, Lille : Presses Universitaires de Lille, 21-34.
Lecomte A., 1981,  ”Comment Einstein raconte comment Newton expliquait la lumière, ou le rôle de la mémoire interdiscursive dans le processus explicatif”, Revue européenne des sciences sociales et Cahiers Vilfredo Pareto XIX-56, 69-93.
Maldidier D., 1993, « L’inquiétude du discours. Un trajet dans l’histoire de l’analyse du discours : le travail de Michel Pêcheux », Semen 8, « Configurations discursives », Besançon, Annales littéraires de l’université de Besançon.
Moirand S., 2004a, « L’impossible clôture des corpus médiatiques. La mise au jour des observables entre contextualisation et catégorisation », Tranel 40, « Approche critique des discours : constitution des corpus et construction des observables », Université de Neuchâtel, p. 71-92.
Moirand S., 2004b, « De la nomination au dialogisme : quelques questionnements autour de l’objet de discours et de la mémoire des mots », in Cassanas A. et al. (dir.), Dialogisme et nomination, actes du IIIe colloque Jeunes chercheurs, Publications de l’université Paul‑Valéry, Montpellier 3, p. 27- 61.

Crédit : “Mémoire…”, 2008, abac077, galerie de l’auteur sur Flickr, CC

Pour citer ce billet. Paveau M.-A., 25 juillet 2013, “Discours et mémoire 1. L’invention de la mémoire discursive“, La pensée du discours [Carnet de recherche], http://penseedudiscours.hypotheses.org/?p=8027, consulté le…

Prochain billet. Discours et mémoire 2. Prédiscours et lignées discursives


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