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Channel: La pensée du discours » 12. Été 2013. Discours et mémoire
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Discours et mémoire 7. La mémoire numérique. Réflexivité et technodiscursivité

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5337837666_845725a664Il n’existe pour le moment quasiment pas de travaux sur la mémoire numérique dans une perspective linguistique, discursive ou textuelle. J’entends mémoire numérique au sens technodiscursif, et non au sens informatique (je n’intègre pas les aspects proprement techniques de l’archivage des données). C’est en revanche un objet de réflexion qui s’est beaucoup développé en sciences de l’information et de la communication, comme le précise Oriane Desseilligny : “En SIC, les travaux sur les rapports qu’entretient l’homme avec sa mémoire dans un contexte numérique se sont démultipliés ces dernières années à la faveur, par exemple, de technologies textuelles qui externalisent la fonction mémorielle (Le Deuff, 2010), de dispositifs socio-numériques qui se donnent pour des supports de mémoire modernes” (2012 : 96).

Mémoire, information, présence

Dans cette perspective, plusieurs notions ont été construites, que le linguiste doit prendre en compte, dans une perspective cumulative, pour élaborer un concept de mémoire discursive numérique, dans la suite des travaux mentionnés dans les premiers billets de cette série. Cette prise en compte doit intégrer un retravail des notions, les deux disciplines ne reposant pas sur les mêmes postulats, et ne définissant pas les termes de la même manière. Je choisis ici trois notions qui peuvent être contributives à l’élaboration de la notion de mémoire numérique en linguistique du discours.

– l’hypertextualité

C’est sans doute la notion la plus anciennement et abondamment travaillée. La structuration hypertextuelle d’un énoncé ou d’un texte le délinéarise et le fragmente, impliquant une autonomie des fragments qui se construit aussi par rapport à la fonction mémorielle. “L’hypertexte, écrit Jean Clément, s’inscrit dans la lignée des textes fragmentaires. En renonçant à la linéarisation des discours, il fait du fragment, quel que soit le nom qu’on lui donne, nœud, lexie, texton, etc., l’unité minimale d’écriture. Cette unité doit détenir à elle seule un degré suffisant d’autonomie pour pouvoir être lue dans des contextes différents selon les parcours de chacun des lecteurs. C’est dans cette recherche de l’autonomie fragmentaire que se trouve une des clés de la réussite d’une écriture hypertextuelle” (Clément 2007 : 6). Et c’est aussi ce que rappelle Roger Chartier, qui y voit une des grandes évolutions (il dit révolutions), des mondes numériques par rapport à l’univers du codex : “Dans un certain sens, on peut dire que dans le monde numérique, toutes les entités textuelles sont comme des banques de données qui offrent des unités dont la lecture ne suppose d’aucune manière la perception globale de l’œuvre ou du corpus d’où ils proviennent” (Chartier 2005 : en ligne). Avec l’hypertexte, c’est donc le fil mémoriel du discours, à la fois horizontal (les cotextes antérieurs) et vertical (les mises en relation de séquences) qui se trouve reconfiguré.

– la trace ou présence numérique

“L’environnement numérique, écrivent Olivier Ertzscheid et al., en bouleversant sa temporalité et sa granularité, invite à revisiter les approches des processus d’information et de communication, qu’ils soient analysés sous l’angle technique, sémiotique, pragmatique ou sociologique, pour les penser en termes « d’empreintes, de signatures et de traces » (Merzeau, 2009)” (2013 : 3). Il existe des traces explicites, “des écrits de toutes sortes, des billets de blogs aux tweets, voire des étiquetages par mots-clés (tags) dont l’internaute sait qu’ils seront consultables par d’autres et qui correspondent à des extériorisations délibérées, avec une volonté plus ou moins affirmée de transmettre dans l’espace et le temps” (2013 : 3). Mais l’internaute laisse également des traces implicites, “prélevées souvent à l’insu de l’internaute lors de ses interactions en ligne” (2013 : 3). Cette notion de trace peut tout à fait recevoir des contenus linguistiques et faire l’objet d’un retravail et d’une intégration dans le dispositif de l’analyse du discours. Les notions d’implicite et d’explicite que manie l’info-com méritent cependant d’être revues. Pour l’analyse du discours, cette opposition binaire est remise en cause par l’insu qui se niche au cœur même de l’explicite : le langage étant un mauvais outil par nature, et le sujet subissant des déterminations, nous ne maîtrisons pas nos discours et nos intentions n’ont que peu d’effet sur la production-réception de nos discours. La notion de trace explicite s’en trouve donc complexifiée, et avec elle le rapport entre explicite et implicite.

– la redocumentation

L’inachèvement-ouverture est un trait des énoncés produits dans les univers discursifs numériques, remarquables par leur fragmentation, leur forme syntaxique, graphie et ponctuation non standards. Ces fragments peuvent être considérés comme des traces de présence qui font l’objet en ligne d’un processus intéressant sur le plan textuel et discursif, la redocumentation. On peut définir la redocumentation comme « la reprise, au sein d’un nouveau document, du contenu des traces générées de façon automatique suite à l’interaction de l’utilisateur avec le système informatique » (Yahiaoui et al. 2007 : 198) via des outils qui permettent de rassembler des énoncés-fragments (statuts sur le réseau Facebook, tweets sur le réseau de micro-blogging) ou des traces numériques sémiotiquement plus hétérogènes (photos, vidéos). Cette redocumentation, on le verra, est une forme de rémémoration, c’est-à-dire d’élaboration d’une mémoire à partir d’un éparpillement de traces numériques.

Ces trois notions restent inexploitées en linguistique, celle-ci n’ayant pas encore pris en charge  la symétrie (au sens latourien) entre discours et technique, ce que j’appelle la technodiscursivité, c’est-à-dire le fait que les énoncés produits en ligne sont constitués d’une matière hybride, et non plus seulement langagière.

Mémoire numérique, mémoire métallique

Il existe cependant un article de Benoît Habert sur la mémoire numérique, dans lequel j’espérais trouver des éléments de ce type. Mais l’auteur explique lui-même dans sa première note que son texte lui “échappe en partie”, et je suppose donc qu’il échappe aussi à son travail de linguiste spécialiste de TAL. Effectivement, le texte ne contient pas d’éléments qui aideraient à penser les formes langagières et discursives de la mémoire numérique, mais en pointe cependant certains traits qui aident à organiser une réflexion linguistique.

Benoît Habert reprend d’abord l’opposition ou la tension entre répétition et remémoration qui sert souvent à décrire la mémoire numérique : “Le numérique expose la mémoire à ces deux « tentations » antagonistes, dont on va examiner deux exemples. Ces tentations renvoient à deux modes de construction de l’identité individuelle ou collective, la répétition et la remémoration” (2012 : 2). Les deux exemples sont d’une part Total Recall de Bell et Gemmel, souvent mobilisé quand il est question de mémoire numérique, qui constitue pour lui l’exemple de la mémoire répétitive, qu’il appelle “momification”, par le biais du life logging (il parle également plus loin de “compulsion mémorielle”, rejoignant ce que dit Régine Robin de la “mémoire saturée”). Le second est le film Un spécialiste, réalisé à partir des enregistrements du procès Eichmann : “En 1999, Rony Brauman et le réalisateur israélien Eyal Sivan produisent un film Un spécialiste. Portrait d’un criminel moderne qui s’inscrit explicitement dans la lignée des thèses d’H. Arendt. Ce film retravaille, par le biais du numérique, les archives audio-visuelles analogiques du procès” (2012 : 6). Benoît Habert explique que “500 heures ont été tournées pendant le procès, 350 heures seulement demeurent, souvent de mauvaise qualité. Les 70 heures de meilleure qualité ont été retenues par Brauman et Sivan. En leur sein 10 ont été conservées et numérisées. Ce sont elles qui ont été finalement utilisées pour fabriquer un film de 123 minutes” (2012 : 6). C’est surtout cette notion de remémoration à partir du retravail numérique des images du procès qui m’intéresse ici. La rémémoration, qui est recréation de mémoire, implique selon lui un trait spécifique de la mémoire numérique : “Insister sur le potentiel de remaniement du numérique ne revient donc pas pour autant à mettre toutes les (re)compositions sur le même plan. Ce que permet le numérique, ce n’est pas simplement d’accumuler des traces ou même de les remanier. C’est surtout de garder la trace de ce que nous faisons de ces traces, individuelles ou collectives, comme dans Un spécialiste” (2012 : 17). Cette propriété, garder la trace de ce que nous faisons de nos traces, me semble correspondre assez exactement à la notion de réflexivité et c’est évidemment une notion centrale pour la linguistique puisqu’il s’agit là de l’une des propriétés fondamentales du langage naturel. Contrairement à une vision dualiste, monolithique et désormais simpliste de la mémoire numérique, qui serait opposée à la mémoire humaine, la fonction remémorante de la mémoire telle que la décrit Benoît Habert montre une fois de plus que l’homme et la technique agissent ensemble dans un environnement comme des prolongations l’un de l’autre, que l’artefact prolonge les propriétés humaines et que l’humain est augmenté par la technique. Je retiens donc du travail de Benoît Habert cette réflexivité de la mémoire numérique, que j’articulerai à la notion de redocumentation.

Au Brésil, Eni Orlandi propose depuis une quinzaine d’années la notion de “mémoire métallique”, forgée dans un texte de 1996, Interprétation (Orlandi 1996). Dans un article à paraître, Cristiane Dias explique que “la notion a été formulée par l’auteur afin de comprendre théoriquement le fonctionnement des technologies du langage à partir de l’usage de l’ordinateur et de l’internet. C’est donc une notion fondamentale pour une compréhension de la narrativité du numérique à partir de la constitution de ce que nous appelons le fragmentaire d’une vie “(à par.). La mémoire métallique, distincte selon Eni Orlandi de la mémoire humaine, qui suppose l’oubli, et de la mémoire archivale, qui constitue un enregistrement institutionnalisé et normalisé évitant l’oubli, repose sur la quantité et la totalité : “Si la mémoire discursive se constitue par l’oubli et la mémoire archivale par le non-oubli, les deux étant contrôlées par une normalisation du processus de signification, comme nous l’enseigne Orlandi (2006), la mémoire métallique quant à elle se constitue par l’excès, par la quantité. Elle n’est pas une mémoire qui oublie, ni même une mémoire qui institutionnalise et normalise pour ne pas oublier, mais une mémoire qui additionne, accumule, et c’est pour cette raison qu’on la comprend comme une mémoire numérique” (Dias, à par.). La mémoire métallique repose donc sur le principe de quantité, et évacue l’historicité selon Eni Orlandi. Je nuancerais un peu cette conception en insistant sur le processus de redocumentation, forme technodiscursive de la remémoration décrite plus haut par Benoît Habert, qui met en œuvre selon moi une capacité réflexive de la mémoire métallique.

Une technomémoire discursive

Ces éléments de réflexion peuvent nourrir une réflexion qui viserait à construire la notion de “mémoire discursive numérique”, à partir des questionnements suivants :

– qu’en est-il dans les univers discursifs numériques de la verticalité de la construction du sens et de la validation des discours, telle qu’Alain Lecomte la présentait dans son article fondateur de 1981, soulignant l’existence de ”morphismes de type vertical, par lesquels une séquence est mise en relation avec une autre (effet de dénivellation par quoi s’introduit le savoir : à l’endroit de ces “coups de forces” où “l’autorité” — c’est-à-dire la mémoire — est convoquée pour garantir le caractère valide de l’argumentation ou le caractère du discours tenu” (Lecomte 1981 : 72) ? En contexte non numérique, la mémoire est détectée et interprétée par le chercheur (j’entends “chaos guerrier” dans le mot Beyrouth), alors qu’en contexte numériqué, cette couche de sens peut être explicitée par une recherche ou un clic.

– les traits langagiers et discursifs de la mémoire discursive, tels qu’ils sont pour le moment pensés à partir des énoncés non numériqués, doivent-ils être repensés dans le cadre de la technodiscursivité ? Jusqu’à présent la théorie du discours a isolé des formes de manifestation de la mémoire en discours qui relèvent de la répétition (avec toutes ses variantes comme la reformulation ou la paraphrase par exemple), du rappel (interdiscursivité, dialogisme) et de la sédimentation sémantique (signifiance des noms propres, mémoire des mots). Ces traits discursifs restent-ils les mêmes dans les énoncés numériques natifs ? La notion même d’hypertextualité, qui permet que des liens cognitifs (rappels mémoriels) soient matérialisés techniquement, oblige bien sûr à une réponse négative.

– le web a fait apparaître une technomémoire discursive en propsant des outils de collecte et de redocumentation comme les technomots (tags, hashtags, pseudos, et tout élément cliquable permettant d’assembler des énoncés). Cette “searchability” du web (Paveau 2013) est-elle à mettre en rapport avec la mémoire discursive, comme permet de la penser la réflexivité de la mémoire numérique mentionnée plus haut ? celle-ci devenant alors constructible plutôt que déposée préalablement dans les discours et détectable via la compétence interprétative du chercheur ? question liée : tout ce qui est cliquable en ligne est-il mémoriel ?

– par ailleurs, la redocumentation des traces numériques augmente-t-elle les capacités de la mémoire discursive en rendant explicites des données qui ne relèvent jusqu’à présent que de la mémoire culturelle humaine ? La redocumentation propose-t-elle une augmentation interprétative par extension langagière et discursive, le web fonctionnant comme une mémoire externe à disposition, contrairement à l’expert et à la mémoire humaine encapsulés dans leurs limites “humaines” ?

– la détection et l’interprétation de la mémoire discursive en contexte non numérique sont d’ordre culturel, nos mémoires étant fondamentalement situées : la mémoire discursive est en effet le produit du geste interprétatif du chercheur. Dans les contextes numériques, où les données technologiques configurent les discours, comment la composante non-humaine de la mémoire intervient-elle, et comment se manifeste-elle ? L’environnement du web homogénéise-t-il les mémoires discursives en les explicitant via l’hypertextualité et l’explicitation des sources des reformulations par exemple ?

Je pose donc ici l’hypothèse d’une technomémoire qui augmente les capacités de la mémoire discursive non outillée numériquement et je souhaite encore une fois remettre la notion de mémoire discursive au travail : il me semble qu’après la mémoire interdiscursive élaborée par Sophie Moirand et la mémoire cognitivo-discursive que j’ai moi-même proposée, il est temps de penser une technomémoire discursive à l’œuvre dans les univers discursifs numériques, et de l’élaborer en lien avec les réflexions brésiliennes autour de la mémoire métallique.

Références

Chartier R., 2005, « De l’écrit sur l’écran, par Roger Chartier (Les écritures d’écran, 18-19 mai 2005) », Image-Son [Carnet de recherche], http://imageson.hypotheses.org/658, consulté le 18 juillet 2013.
Clément J., 2007, « L’hypertexte, une technologie intellectuelle à l’ère de la complexité », in Brossaud C., Reber B., Humanités numériques 1., Nouvelles technologies cognitives et épistémologie, Hermès Lavoisier (fichier de travail, 8 p.).
Dias C., (à par. 2013), “L’écriture du fragmentaire quotidien entre mémoire discursive et mémoire métallique”, Itinéraires ltc, dossier “Écritures numériques” (version de travail).
Desseiligny O., 2012, “La mémoire appareillée: dispositifs numériques et écriture de soi”, ESSACHESS. Journal for Communication Studies, vol. 5, no. 2(10) : 95-105.
Ertzscheid O., Gallezot G., Simonnot B., 2013, “À la recherche de la « mémoire » du web : sédiments, traces et temporalités des documents en ligne”, dans C. Barats (dir), Manuel d’analyse du web, Paris : Armand Colin : 53-68 (version de travail sur HAL).
Habert B. 2012, “La mémoire numérique entre répétition et remémoration“, Texto ! XVII-3.
Lecomte A., 1981,  ”Comment Einstein raconte comment Newton expliquait la lumière, ou le rôle de la mémoire interdiscursive dans le processus explicatif”, Revue européenne des sciences sociales et Cahiers Vilfredo Pareto XIX-56, 69-93.
Orlandi E., 1996, Interpretação: autoria, leitura e efeitos do trabalho simbólico, Rio de Janeiro, Vozes.
Orlandi E., 2006, ”Análise de discurso: conversa com Eni Orlandi”, in. BARRETO, Raquel Goulart, TEIAS: Rio de Janeiro, ano 7, nº 13-14.
Paveau M.-A., 2013 : « Technodiscursivités natives sur Twitter. Une écologie du discours numérique », dans Liénard F. (2013, coord.) Culture, identity and digital writing, Epistémè 9, Revue internationale de sciences humaines et sociales appliquées, Séoul : Université Korea, Center for Applied Cultural Studies, p. 139-176 (version de travail sur HAL).
Robin R., 2003, La mémoire saturée, Paris, Stock.
Yahiaoui L., et al., 2008, « Redocumentation des traces d’activité médiée informatiquement dans le cadre des transactions communicationnelles », Actes d’IC 2008, 197-209.

Crédit : “Memory feeds imagination”, 2010, Spencer Blackwood, galerie de l’auteur sur Flickr, CC

Prochain et dernier billet. Discours et mémoire 8. La shoah au corps. Les cicatrices mémorielles de Marina Vainshtein

Pour citer ce billet. Paveau M.-A., 5 octobre  2013, “La mémoire numérique. Réflexivité et technodiscursivité“, La pensée du discours [Carnet de recherche], http://penseedudiscours.hypotheses.org/?p=8204, consulté le…


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